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Littérature américaine - Page 13

  • Destins manqués

    Dès le prologue d’Un destin d’exception (A Special Providence, 1965-1969, traduit de l’anglais par Aline Azoulay-Pacvon, 2013), Richard Yates (1926-1992) laisse entendre que Robert Prentice, dix-huit ans, soldat américain de première classe, n’a pas vraiment l’étoffe d’un héros. C’est l’automne 1944. Avant d’être envoyé en Europe, le jeune homme profite de son dernier sauf-conduit pour rentrer à New York voir sa mère. 

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    Rien ne peut faire plus plaisir à Alice, qui le couvre aussitôt de son « riche et intarissable » monologue habituel où se mêlent souvenirs, projets, illusions. Illustratrice, elle a été déçue par le mariage, excepté la naissance de Bobby, son seul enfant. Alice rêve depuis toujours d’une vie d’artiste accomplie, elle s’est mise à la sculpture, mais la réalité est tout autre : pauvreté, petits boulots, dettes…

    Comme l’était souvent son père, Georges Prentice, un commis-voyageur dont elle a divorcé, Robert est soudain excédé par le déni flagrant de sa mère : elle mène une vie d’ouvrière et non de grande artiste, sans vouloir le reconnaître. Après la mort de son père, il a dû abandonner ses études pour travailler et l’aider.

    Les moqueries des vétérans envers les bleus, lors du dernier entraînement en Virginie, comptent moins pour Prentice que la compagnie de Quint, un gars « intelligent et éloquent » dont il s’est rapproché et avec qui il embarque pour l’Angleterre, puis la France. Avec Sam Rand, un fermier, ils forment bientôt un trio inséparable au sein de leur régiment.

    Robert Prentice est le jeunot qu’on appelle « gamin », « petit », et ses gaffes, ses distractions – il rate le départ du bataillon pour le front en s’attardant dans une maison accueillante aux soldats et bien chauffée – ainsi que ses perpétuelles questions finissent par excéder Quint, qui en a bientôt assez de jouer le rôle de son « foutu paternel ».

    En Alsace, Prentice est nommé messager de la deuxième section, Quint est affecté au pistolet-mitrailleur. Tous deux toussent depuis le voyage en bateau vers l’Europe et se sentent de plus en plus malades, mais Prentice s’accroche, exécute les ordres comme il peut. Le jour où Quint suggère qu’ils se rendent ensemble à l’hôpital – ils souffrent sans doute d’une pneumonie –, le plus jeune refuse, il préfère rester au combat malgré le froid et le chaos, sur les talons de son lieutenant, il s’accroche à un espoir d’accomplissement.

    Dix ans plus tôt, ils vivaient dans une grande maison où Alice avait aménagé dans la grange un atelier de sculpture. Bobby, huit ans, lui servait de modèle. Son mari, qui l’aidait encore à régler ses factures malgré leur séparation, la pressait de chercher une location moins coûteuse. Comme cette femme entêtée qui veut croire à sa bonne étoile malgré les ennuis et les échecs, son fils à son tour paraît s’accrocher à des faux-semblants, plus inquiet de l’image que les autres ont de lui que de la guerre elle-même. Le moment où il aperçoit son reflet dans un miroir, dans une maison qu’il est chargé de sécuriser fusil à la main, et où il se rassure sur la virilité de son apparence, est très révélateur.

    Un destin d’exception décrit la mère aux prises avec les difficultés de la vie quotidienne et le fils avec celles de lengagement militaire, s’efforçant d’être à la hauteur et terriblement maladroits. Tous deux agacent et en même temps nous émeuvent. N’est-ce pas là le sort des êtres ordinaires, à savoir la plupart d’entre nous ? Ils sont si rares, les destins d’exception, et c’est un tel défi d’être simplement soi-même. 

    Dans La fenêtre panoramique, Richard Yates  Stewart O’Nan le présente comme « le grand écrivain de l’Age de l’Anxiété » méconnu de ses contemporains (Boston Review montrait un couple à la dérive, piégé par ces modèles que la société cherche à imposer. Ici, Alice et Bobby se cherchent un destin et nous sommes inquiets pour eux. Le romancier américain, qui a fait la guerre au même âge que son héros et comme lui, a vécu avec une mère célibataire et alcoolique, montre dans Un destin d’exception un monde sans pitié pour ceux qui échouent.

  • Un moi disparu

    carol oates,joyce,le mystérieux mr kidder,roman,littérature américaine,suspense,conte,culture« Vous pensez que j’ai des vues sur vous, chère Katya ! Je le sais, je lis dans vos pensées, qui jouent si clairement, si purement, sur votre visage. Et vous avez raison, ma chère : j’ai des vues sur vous. J’ai une mission pour vous, je pense ! Si vous êtes bien elle.
    – « Elle » ? Que voulez-vous dire ? bégaya Katya, ne sachant pas si Mr Kidder parlait sérieusement, ou si c’était encore l’une de ses plaisanteries énigmatiques.
    – Une belle demoiselle – digne de se voir confier une mission capitale. Pour laquelle elle serait généreusement récompensée, le moment venu. »
    Katya serrait toujours le sac contre sa poitrine. Effrayée et perdue. Et pourtant son cœur battait d’une attente fiévreuse.
    « Il y a un mot allemand –
    Heimweh, nostalgie. C’est un sentiment puissant, un peu comme un narcotique. Le regret intense de chez soi, mais pas seulement… d’un moi disparu, peut-être. Un moi perdu. La première fois où je vous ai vue dans la rue, Katya, c’est ce que j’ai éprouvé… j’ignore absolument pourquoi. » 

    Joyce Carol Oates, Le mystérieux Mr Kidder

  • Un conte cruel

    Dès la première rencontre entre Katya Spivak, seize ans, et Marcus Kidder, soixante-huit ans, devant une boutique de luxe à Bayheard Harbor (New-Jersey), Joyce Carol Oates suggère que Le Mystérieux Mr Kidder (2009, traduit de l’anglais par Claude Seban) aura tout l’air d’un conte de fées. 

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    Le titre original, A Fair Maiden, met l’accent sur la jeune fille, engagée comme nounou pour l’été par les Engelhardt. Elle promène un bébé en landau et une petite fille de trois ans, Tricia, quand Marcus Kidder la surprend devant une vitrine de lingerie : « Et que choisiriez-vous, s’il vous était accordé un souhait ? » Katya se retourne sur un vieux monsieur distingué, des cheveux blancs et des yeux « d’un bleu de glace » : impossible de désigner l’ensemble en dentelle rouge qu’elle admirait, aussi, comme il insiste, montre-t-elle une chemise de nuit en mousseline blanche – « Ah ! Votre goût est impeccable. Mais ne regardiez-vous pas autre chose ? » ose Mr Kidder.

    Dans cet échange entre le « résident d’été de Bayheard Harbor depuis de longues années » et la jeune fille très consciente de « ce que pouvait promettre une voix masculine cordiale parlant de souhait », il apparaît vite que, même si les employeurs de Katya sont membres du Yacht Club, Mr Kidder n’a que du mépris pour les nouveaux venus « qui se multiplient comme des mouches à miel sur la côte du Jersey. »

    La richesse, l’amabilité et l’élégance font beaucoup d’effet à cette fille originaire d’une petite ville « déshéritée », mais lorsque son admirateur lui laisse sa carte avec son adresse et son numéro de téléphone en l’invitant pour le thé le lendemain, elle répond « peut-être » et intérieurement « pas question ». Ensuite elle se souviendra de son père, « un joueur maladif », parti il y a longtemps, qui disait toujours : « Aux dés de décider ». Katya sait qu’un homme âgé « qui avait un faible pour elle » peut être un « gogo » à exploiter. Elle le reverra, mais décide de le faire attendre un peu.

    C’est donc la semaine suivante qu’elle emmène les petits Engelhardt dans la partie « historique » de la ville, à la découverte d’un quartier de résidences anciennes et spacieuses où même l’air porte « une odeur d’argent particulière ». La « vieille maison digne » à bardeaux de Mr Kidder ressemble à « l’illustration d’un conte pour enfants » et c’est comme le début d’une aventure pour  Katya d’appuyer sur la sonnette et de surprendre à son tour son occupant, nettement moins à son avantage en short et chemise froissée, les pieds nus dans ses sandales.

    Jeune fille pauvre et vieil homme riche, le schéma paraît simple. Mais les intentions le sont moins. Ils sont deux à s’observer, à jouer leur rôle, à soigner les apparences et à écouter les sous-entendus. La petite Tricia reçoit ce jour-là un livre d’images, « L’anniversaire de Ballot Lapin » – Katya découvrira plus tard que Kidder en est l’auteur. Et au moment du départ  apparaît le cadeau qu’il lui destine, une boîte rose contenant un « caraco de dentelle rouge sexy et la culotte assortie » qu’elle refuse, choquée et furieuse.

    Le mystérieux Mr Kidder est un conte cruel, l’histoire d’un été, avec sa magie luxueuse et ses maléfices. Joyce Carol Oates sait installer une atmosphère trouble autour de ses personnages : tous deux ont leurs forces et leurs faiblesses. Marcus a pour lui l’expérience et la richesse, mais il est vieux et très seul. Katya n’a jamais été traitée aussi gentiment dans sa désastreuse famille, mais elle y a pris « de mauvaises habitudes ». 

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    Le mystère annoncé dans le titre tient jusqu’au bout du roman, qui ne se résume pas à un sordide piège sexuel, même si le sexe est un thème récurrent dans l’œuvre de Joyce Carol Oates, qui sait observer les attentes et les névroses de ses contemporains. La romancière joue ici au chat et à la souris, et il est bien difficile de prévoir qui, dans ce suspense psychologique, va gagner ou perdre la partie.

  • A vie

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    « Les vendeurs bibliophiles pur jus – comme Sophie et moi l’étions – sont incapables de mentir. Nos visages nous trahissent immédiatement. Un sourcil arqué ou un coin de lèvre relevé suffit à trahir le livre honteux, et incite les clients futés à demander autre chose. Nous les conduisons alors vers un opus précis que nous leur ordonnons de lire. S’il leur déplaît, ils ne reviendront jamais. S’ils l’apprécient, ils seront clients à vie. »

    Mary Ann Shaffer & Annie Barrows, Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates

     

     

     

  • Juliet et le Cercle

    Le « Cercle des amateurs de littérature et de tourte aux épluchures de patates de Guernesey » a déjà tant fait parler de lui que je vous en épargne le résumé. 

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    Les raisons pour lesquelles je ne l’avais pas encore lu ?

    Le titre. La traductrice Aline Azoulay l’a raccourci en français : Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates – ça reste racoleur. J’imagine les alternatives écartées : Le Cercle littéraire de Guernesey (rien à se mettre sous la dent), Les amateurs de livres et de tourtes (un peu tarte), Le Cercle des amateurs de littérature et de tourte aux épluchures de pommes de terre (trop de « de »), etc.

    On en parlait partout : le livre de Mary Ann Shaffer et d’Annie Barrows a figuré longtemps sur la liste des meilleures ventes. J’ignorais que c’était l’unique roman de cette Américaine, décédée en 2008, l’année de sa publication, un roman écrit en collaboration avec sa nièce, auteure de livres pour enfants.

    Des raisons de lire ce livre ?

    Il nous mêle gentiment à la vie quotidienne des habitants de Guernesey pendant et après la seconde guerre mondiale. Mary Ann Shaffer a visité Jersey en 1976 et s’est intéressée à l’histoire des îles anglo-normandes, méconnue à l’extérieur. Ce Cercle est né sous l’Occupation allemande, dans des circonstances qui éclairent son appellation biscornue. 

    C’est un roman épistolaire très accessible : des lettres de quelques pages, des billets courts (aujourd’hui, ce seraient des courriels). Il s’ouvre sur une lettre de Juliet Ashton, une Anglaise dans la trentaine, à son éditeur et ami Sidney Stark, qui a rassemblé ses chroniques sous le titre « Izzy Bickerstaff s’en va-t-en guerre ». Le recueil se vend très bien, beaucoup mieux que sa biographie d’Anne Brontë. De janvier à septembre 1946, il sera son interlocuteur privilégié.

    Le ton : une conversation familière. Le lecteur est tout de suite dans le coup, les personnages sont bien campés, et Juliet ne manque pas d’humour. Je ne suis pas sûre qu’on s’exprimait dans ces termes il y a cinquante ans, mais l’effet de rapprochement est réussi, l’immersion rapide.

    Un cercle littéraire, c’est bien sûr un bon appât pour les amateurs de livres. Mais aussi pour les autres, on le verra. A Guernesey se rassemblent des apprentis lecteurs dont la vie n’a rien à voir a priori avec la sphère littéraire, ce qui fait le sel de leurs réunions à la fortune du pot.

    Juliet va découvrir peu à peu leurs rites, leur histoire, leur vie, grâce à Dawsey Adams, un adorateur de Charles Lamb. Celui-ci lui écrit après avoir trouvé son nom au verso de la couverture d’un vieux livre de « morceaux choisis ». Par Dawsey, nous ferons connaissance avec Elizabeth, la fondatrice du Cercle, véritable pivot de l’histoire, bien qu’on ait perdu sa trace depuis la guerre.

    De mystérieux envois de fleurs à Juliet, son indécision sentimentale qu’elle ne confie qu’à Sophie, sa meilleure amie, sa curiosité pour les membres du Cercle de Guernesey, un livre ou un article à écrire, voilà les ingrédients romanesques. Ce serait pure eau de rose si Mary Ann Shaffer et Annie Barrows n’y insufflaient fantaisie et sympathie. 

    Vous avez lu Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates ? N’hésitez pas à compléter ce billet par vos impressions ou par un lien, si vous avez écrit sur ce roman. Vous ne l’avez pas lu ? Il est disponible en 10/18 et vous procurera un bon moment, quelle que soit votre île, surtout si vous cherchez à vous détendre et à vous distraire un peu. Lecture pour tous.